Été 1967. Je suis étudiant à L’École Nationale de la Photo et du Cinéma, connue sous le nom familier de « Vaugirard » comme la rue où elle se trouve. Après un boulot d’été au labo de la RTF à Cognac-Jay je participe à un stage organisé par  un ciné-club qui se tient à Tours. Une semaine durant, dans l’Université de Grammont encore déserte, avec mon copain Nicolas, la belle Brigitte, Noël S. et ceux dont les noms se sont envolés et dont seules quelques photos vite développées au labo de l’école m’ont permis de ne  pas oublier les visages. Nous vivons cinéma vingt-quatre heures sur vingt-quatre. J’y ai pris quelques leçons de cinéma toujours vivantes, « l’Aurore » de Murnau en tête.

Enfermés sur notre campus il faut un étranger pour nous ouvrir quelque peu les portes. Reconnaissant à la région qui a accueilli sa première réalisation un auteur inconnu de nous vient présenter en avant-première le film par lequel il devient un vrai réalisateur. Aurait-il été un faux réalisateur auparavant ? Nous apprenons rapidement qu’il passe pour « le grand raccommodeur » de scripts cassés, celui que l’on appelle au secours dans les cas désespérés de dépassement de budget. On dit qu’il a réalisé par loin de la moitié de « La grande vadrouille » avec la seconde équipe.

Jacques Rouffio est mort le 8 Juillet 2016. Je ne l’ai rencontré que trois ou quatre fois, jamais longuement, une seule fois en particulier, toujours avant Mai 1968. Son souvenir me reste bien vivant. Je lui dois d’avoir ouvert les yeux sur bien des choses. Son premier film, « L’horizon » est rarement cité par les critiques et les journalistes. Et pourtant…

A l’époque les mutineries de 1917 sont un territoire inconnu  de notre mémoire collective, en particulier cinématographique. Deux films connus les évoquent. Le plus direct vient du monde anglophone, « Les sentiers de la gloire » signé par un Stanley Kubrick qui n’a pas encore atteint la notoriété que lui vaudra « 2001 … » l’année suivante. En France Claude Autant-Lara a osé adapter « Le diable au corps » de Raymond Radiguet dans lequel on aperçoit les événements du front comme une toile de fond annexe du récit principal. Et puis rien ou presque. Cette guerre qui a massacré la jeunesse de mes grands-pères devient digne d’intérêt. Des êtres humains en sont pour la première fois peut-être l’enjeu. Sur le point d’entrer en politique -six mois plus tard je serai militant encarté d’extrême-gauche- j’ouvre les yeux sur l’Histoire.

Je les ouvre aussi sur la campagne tourangelle, sur les intérieurs éclairés par Raoul Coutard à l’inverse de ce j’apprends à l’école, pour la clarté et l’efficacité du récit, pas pour une réalisme de convention soudain vieux de plusieurs siècles.  Ma révolte contre l’académisme trouve de quoi se nourrir mais en avait-elle vraiment besoin ?

La musique du dénommé Gainsbourg dont je connais depuis des années l’originalité et l’audace en chansons me fait découvrir un univers créé à partir de deux pianos préparés.

Décidé à suivre l’aventure de la sortie du film produit avec peu de moyen et grâce à la volonté d’un jeune homme qui a même du faire l’acteur dans le film j’en parle à mes proches. Ainsi mon colocataire François et un oiseau perdu nommé Yvon, de passage dans notre appartement, assistent aux premières projections. Le jeune producteur participe à l’une d’elles. Yvon qui a l’œil acéré remarque combien le jeune homme semble falot, insignifiant quand il parle devant un auditoire alors qu’il intimide sur l’écran. Le garçon s’appelle Francis Girod, après plusieurs aventures dans la production il deviendra un réalisateur connu des années 1980.

Lui aussi travaillera avec Georges Conchon, auteur du scénario de « L’horizon ». L’homme que je vois encore à la télévision écouter avec délice le phrasé d’une citation. J’étais peut-être bien vieux pour découvrir le plaisir de la  fluidité du texte, que l’écriture n’était pas que l’observance des règles enseignées par mon instituteur de père.

La dernière rencontre avec Jacques Rouffio, sans doute début 1968, reste gravée dans mon souvenir. Le film était présenté à Montreuil dans un cinéma qui servait de vitrine au critique de l’Humanité dont j’ai oublié le nom. Rouffio, ce critique et moi décidons de prendre un verre à côté pendant la projection du film que nous connaissons tous. J’ai oublié à peu près tout du contenu précis de la discussion. Il me reste ceci. A un moment le sale gosse gauchiste, membre d’une organisation particulièrement anti-stalinienne, que j’étais à l’époque fait une réflexion sur le manque de caractère offensif de la critique de la guerre que je ressens dans le  film. Très doucement Rouffio, qui n’a visiblement aucune envie de voir la discussion tourner à la polémique avec le plus ou moins officiel représentant du Parti me suggère de lire la dernière page du numéro en cours des « Lettres Françaises ». J’y trouverai les réponses que je cherche. Je le fis et j’ai compris. Compris qu’il est souvent utile de  réfléchir avant de provoquer. J’ai aussi pris une leçon de comportement et de modestie ce jour-là, une leçon que j’ai mis longtemps à assimiler et  qu’une autre personne m’a resservie dans un autre contexte bien plus tard mais ceci est une autre histoire.

Voyez, revoyez les films de Jacques Rouffio, lisez Georges Conchon. Aussi démodé que cela puisse paraître.